jeudi 6 octobre 2011

DUMAS-GRILLET/GORDON C. LOOKS - INTERVIEW (VERSION EXPURGÉE)


Photo: JPDG et Gordon C. Looks à Salford à la fin des années 70

L'INTERVIEW
GL ... Hopper, le lien est évident dans certaines photographies des façades de Rumford…
JPDG Oui je vois, mais c’est moins une question de sujet que de matière. Il faut voir les tableaux de Hopper «en vrai » pour comprendre à quel point leur matière est somptueuse. Les paysages sont d’une sensualité inouïe. Il y a une profondeur extraordinaire dans le rendu des différents plans par ce jeu des matières, de la lumière, des ombres. L’espace est lui-même une matière dense, charnelle, palpable. J’ai vu dernièrement un gros livre sur Hopper. On y voyait des photographies et des peintures que l’on avait pensé pouvoir rapprocher de ses œuvres, du fait que les sujets étaient similaires (une femme à une fenêtre, une station service), alors qu’une asperge peinte par Manet, à mon avis, en est plus proche, si l’on considère l’expression de la matière, qui est un rapport au monde plus subtil. Les rapprochements entre les œuvres mettent presque toujours en évidence la proximité des sujets, rarement (jamais ?) un élément plus essentiel qui serait la similitude d’une vision. Si l’on peut penser à Hopper en voyant mes photographies, c’est dans ce sens. C’est aussi cette impression de communauté dans la quête d’un blanc, qu’il soit pictural ou photographique, ou encore cinématographique, un blanc qui serait la plus pure expression de la tangibilité de l’invisible.
GL N’avez-vous jamais songé à être peintre ?
JPDG Oui, mais c’était avant d’avancer assez dans la photographie pour ne plus du tout y songer. C’est passé par ces scanners, ces fax dont je vous parlais, ces images agrandies jusqu’à ce qu’on n’y voit plus que du gris, du blanc voilé, ou du noir, ce noir d’encre, si lumineux, si profond. Je m’en suis imprégné, et j’ai vu apparaître des mondes vertigineux qui n’avaient rien à envier à ceux explorés par la peinture. L’étrangeté supplémentaire de la photographie vient de ce qu’elle n’est au départ qu’un moyen d’enregistrement objectif du réel. Pour moi le réel, dans sa « radicalité », est plus déroutant que n’importe laquelle des interprétations qu’on peut en faire. Et je pense qu’il faut être dérouté pour avoir une chance d’élucidation.
GL Pourtant, souvent, un artiste se distingue par son regard, sa subjectivité, l’interprétation qu’il donne du réel.
JPDG La subjectivité ne m’intéresse pas. On ne peut pas l’évacuer complètement, mais se débarasser de son point de vue sur les choses me paraît essentiel pour, peut-être, en connaître la nature, l’essence. Moins exprimer un contenu subjectif grâce à une machine qui enregistre, c’est aller dans ce sens, et c’est ce qui me fascine. En réalité, il y a toujours quelque chose au-delà de ce qui a été enregistré, ou plutôt de ce qui paraît avoir été enregistré à première vue, il y a d’autres « couches ». On le voit dans le film « Blow up » d’Antonioni. À mesure que l’image est agrandie, son principal intérêt, qui était d’avoir enregistré l’instant d’un crime (une preuve), se dissout dans une espèce de ciel immense où les amas de grains sont autant de constellations et de nébuleuses inaccessibles, et pourtant contenue dans l’image, mais moins sous la forme d’une feuille, d’un tronc, ou bien d’un brin d’herbe, reconnaissables, comme à première vue. Plus tard, si ma mémoire est bonne, en retournant dans le parc où la photographie a été prise, le photographe retrouve dans l’apparence habituelle des arbres, de la pelouse, et des buissons, cette insaisissabilité qu’il n’a pu reconnaître qu’en effectuant les agrandissements, en pénétrant les différentes couches de matière. À force d’effectuer ces opérations, on s’imprègne de ce qu’on voit, et aussi bizarre que cela puisse paraître quand il s’agit d’un moyen d’enregistrement mécanique, comme la caméra ou l’appareil photographique, la conversion du regard par ce qu’il a vu dans les profondeurs où il a plongé, nous livre un réel qui n’est plus fermé par les apparences, mais ouvert, de manière étourdissante.
GL Gilles Deleuze a dit dans son « Abécédaire », je crois à la lettre R – résistance – que « l’art consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonné »… J’imagine que c’est quelque chose qui vous convient ?
JPDG Oui. J’étais très ému quand, un jour d’été au temps maussade, séchant sur la vue d’une webcam de Jard-sur-Mer qui me bouleversait sans que je ne puisse en dire quoique que ce soit à la personne à qui j’écrivais, j’ai entendu ces paroles. Je trouve que ça peut s’appliquer à tous ces génies qui nous ont livré une parcelle éblouissante du monde, un jour, au mieux par surprise, et on s’est senti alors plus subtil, plus pénétrant – et aussi plus pénétré. Comme toujours, quand de telles épiphanies libératrices ont lieu, il y a un pouvoir qui cherche à établir un contrôle dessus. Ce qui est efficace, c’est de prendre l’apparence de ce que l’on veut contrôler, puis sa place.
GL Profitons de ces derniers mots pour revenir à vos photographies… Qu’est-ce qui motive une prise de vue?
JPDG Je ressens une émotion, je vois des lignes, des masses plus ou moins éclairées. J’appuie. Il m’est arrivé de passer cent fois devant ce que je viens de photographier sans le voir, c’est très étrange. Il y a une disponibilité à un moment qui fait qu’une présence se manifeste, rien de mystique, rassurez-vous, mais c’est habité, c’est une forme d’épiphanie – j’aime bien ce mot. Les jours suivant, il se peut qu’il n’y ait plus rien, ou bien il va y avoir un écho un certain temps. En fait, c’est assez basique. C’est mystérieux et basique.
GL J’aimerais aussi revenir aux photographies les plus récentes, celles que vous faites avec votre téléphone portable. J’en ai vu cinq, je crois, toutes en noir et blanc. Et j’ai lu le texte d’Heike Eipeldauer qui y consacre une large partie. Elle souligne le fait que ces photographies ont quelque chose de monumental, alors que le téléphone portable est en général plutôt utilisé pour des prises de vue anodine, des snapshots.
JPDG J’ai toujours détesté au plus haut point me déplacer avec un appareil-photo, faire des réglages si je veux prendre une photographie. Le téléphone portable – Heike Eipeldauer le dit aussi – est un prolongement de la main, c’est presque un pinceau ou un crayon, c’est directement lié à la pensée. Je pars donc, et je ferai peut-être une photographies, peut-être pas, mais, dans ma poche, il y a un appareil qui peut enregistrer une vision, c’est important, car les visions sont éphémères, on ne revient pas une autre fois, c’est impensable. Je crois que je serais encombré par un reflex dans cette approche, ce serait comme une intrusion. Et il n’y a pas de vision par effraction. Il y a aussi une autre forme d’effraction qui est la qualité technique des appareils actuels qui vont dans le sens d’une domination de la technologie sur la sensation. C’est une autre manière de pouvoir quand c’est l’appareil qui fait l’image pour vous. Mais enfin, tout ça est très mystérieux, et c’est difficile d’en parler, il y a un désir de trouver une faille, mais à la différence des grains qui laissaient des espaces entre eux, les pixels n’en laissent aucun, et quand on agrandit, on se trouve face à un mur de briques impénétrable. Le téléphone est un appareil photo rudimentaire sur le plan technique, mais c’est en même temps ce qui lui donne cette capacité à saisir comme par inadvertance. On ne pense pas trop longtemps à la photographie qu’on vient de faire. Il faut revenir au texte d’Heike qui en parle très justement.
GL Il y a dans ces photograhies une étrangeté dont on ne sait pas le seuil de quoi elle est…
JPDG Ce n’était pas si clair quand je les présentais dans un format plus petit. Tout tient malgré tout un peu au hasard. Mon ami van Handel a pensé le premier que je devrais en faire des agrandissements de la taille de mes photos habituelles. J’ai commencé avec une photographie intitulée « La Réconciliation » qui me tenait à cœur, mais là encore, c’était un hasard. Je suis allé voir Vincent, quand le tirage a été prêt. Je ne sais pas quel impression ça lui faisait à lui, mais la photographie, posée près de la verrière sur la table de présentation, dans une douce lumière, me donnait le sentiment d’être animée d’une imperceptible vibration. Cela était dû, je crois, à la juxtaposition de nombreux signes contraires. Des éléments étaient flous, d’autres nets, des parties de l’image flottaient, d’autres paraissaient gravées dans la stabilité de la pierre. Du fait de la rudimentarité de la captation, certaines zones avaient subi une dégradation de matière, quand d’autres en conservaient une trace encore fraîche et immuable. Cette stabilité suggérant un sentiment d’éternité, jouant avec la disparition programmée des éléments dans un retour certain à la poussière, produit un effet de basculement sur le point de se faire.
GL Les photographies brutes prises avec le portable sont ensuite retouchées…
JPDG Oui. Exactement retouchées. Quand quelqu’un m’a touché, j’aime bien qu’il me touche encore, qu’il me re-touche… Il y a un contact physique dans le fait de faire des photographie. Ce qu’on appelle retoucher, et qui est très vulgaire, sans doute, quand il s’agit de fabriquer une réalité (de la trafiquer), devient presque de la sculpture si on a le sentiment de partir d’une matière et d’en extraire une forme par le toucher. En ce sens, ce peut être très beau de retoucher, c’est une autre façon encore de dévoiler.